Trip-Hop.net : * Les albums passent, les samples de films trépassent dans tes albums, est-ce que tu te sens plus musicien aujourd'hui qu'à l'époque de Tales of the Forgotten Melodies ?
Non, parce que je fais une grosse différenciation entre musicien et instrumentiste ; dans le rapport à la musique, c'est quelque chose qui n'a pas forcément changé. Ce qui change, c'est l'évolution, le regard que tu portes sur la musique et la façon dont tu veux injecter des choses, mais je ne me sens pas plus ou moins musicien, je me sens juste acteur de ce que je fais.
Trip-Hop.net : * Il y a encore beaucoup de personnes qui interviennent sur cet album Dusty Rainbow from the Dark. Il y en a que l'on connaissait déjà, notamment Charlotte Savary (qu'on retrouve sur tous tes albums), il y a aussi Aloe Black, Elsie... Est-ce qu'il y a une rencontre qui t'as marquée plus que d'autres ?
C'est toujours un peu délicat, mais je vais dire Jennifer Charles. C'est quelqu'un que j'apprécie en tant qu'artiste depuis plus de 15 ans avec Elysean Fields, dont je suis fan. Je l'ai rencontrée en 2005 pour la première fois et comme je suis incapable d'aller voir les gens sans une idée précise, je lui ai juste donné un disque et on avait discuté vite fait. Je suis revenu vers elle car j'avais une idée précise et ça me paraissait intéressant de l'amener sur ce terrain là. Mais c'est toujours difficile quand tu es très fan de quelqu'un, tu as toujours cette appréhension d'être déçu par l'humain derrière l'artiste. Pour le coup avec Jennifer, ça s'est super bien passé, il y a eu un vrai feeling, on a d'abord maquetté à distance et on aurait pu s'en tenir à ça, mais on a eu envie de le faire en studio ensemble et j'espère qu'on aura l'occasion de retravailler ensemble car c'est une belle rencontre.
Trip-Hop.net : * Quelle influence ont les nombreux musiciens que tu invites sur scène; tu es très impliqué dans les mélodies ou tu leur laisses beaucoup de liberté ?
Dans les mélodies, je suis plus qu'impliqué avec des propositions claires... Très concrètement, il y a toujours une part d'inconnu... c'est un peu comme un réalisateur qui arrive sur un scénario avec un texte et puis il y a des instants où il se passe des choses qui n'étaient pas tout-à-fait prévues... Il y a aussi ce rapport là à la musique: c'est être capable de se dire "Il y a des gens qui peuvent apporter une autre vision, ce n'était pas écrit, mais j'essaie d'en capter l'essence".
Trip-Hop.net : * Quand je dis "je vais voir Wax Tailor", on ne parle même plus de concert, mais de spectacle tellement la mise en scène et la vidéo ont pris une place importante; Tout a l'air parfaitement cadré, mais tu continues de t'éclater sur scène... Comment gardes-tu le contrôle ou une certaine marge d'improvisation ?
En fait, il s'agit de trouver la jonction entre l'écriture et le spectacle. Le cadre est là, tu ne peux pas te lancer en free style complet, mais il faut trouver des espaces de liberté dans le format : tu en as besoin pour amener toute cette dimension visuelle... D'extérieur, cela peut paraître un peu répétitif, mais tous les soirs, j'ai des sensations différentes : ça dépend vraiment du public, de telle réaction, de tel musicien, s'il t'a surpris à tel ou tel moment, cela passe par plein de petites choses qui créent la magie d'un soir.
Trip-Hop.net : D'ailleurs, sur ton dernier spectacle, comment as-tu fait pour coordonner l'ensemble, une partie visuelle somptueuse, 100 personnes ont bossé avec toi, 20 réalisateurs à l'animation... Quelle a été la part de créativité de chacun, quel était le cahier des charges ?
J'ai vraiment souhaité me mettre au centre du projet, dans le sens "être le médiateur" de toute l'histoire... A l'avenir, je penserai certainement les choses un peu différemment, parce que c'était sincèrement un boulot de titan. Compliqué car justement, quand autant de personnes interviennent, la richesse musicale devient le problème. Si ça part dans tous les sens, il n'y a plus de lien... donc j'étais un peu le garant de l'ensemble: malgré des univers très éclatés, des gens qui font du stop motion, de la matière filmique, de l'animation, comment lier tout cela ? On a beaucoup discuté, j'ai posé des cadres et des mots-clé, j'ai expliqué la chronologie de l'album et comment faire la jonction entre les différentes parties: mon rôle était vraiment de créer l'unité.
Trip-Hop.net : L'album est un concept intégral : la musique, l'histoire, l'artwork (qui est superbe)... Tu as mûri le projet pendant des années ?
C'est un album qui a la particularité de reposer sur du narratif... Cette envie remonte à très, très loin. Dans cette forme précisément, j'ai commencé à y travailler début 2011. C'est un process: le point numéro 1, c'est de vouloir un narrateur... et puis les choses sont venues un peu naturellement: trouver un thème général, puis le décliner en commençant par la musique. C'est elle qui a vraiment nourri et fait émerger l'histoire: chaque note, chaque intention, chaque gimmick, chaque ritournelle m'évoquait quelque chose et ça me faisait une note de plus en bas de page... Au moment d'attaquer l'écriture de l'histoire, j'étais sensé partir de la feuille vierge, mais non, c'était déjà un patchwork à assembler: je savais que je voulais traiter l'histoire au travers des yeux d'un enfant, j'avais pensé à l'arc-en-ciel car c'est une belle symbolique, j'aimais bien la forme du conte... Il n'y avait plus qu'un travail d'unification.
Trip-Hop.net : Ce n'est pas un peu frustrant pour les gens qui n'ont pas vu le live d'avoir l'album sans les images, ce visuel ? As-tu prévu de sortir un DVD ?
Non, en fait c'est tout le paradoxe de travailler beaucoup d'images et de parler du pouvoir d'évocation de la musique. Quand tu cadres de l'image sur de la musique, tu restreins le champ des possibles... Pour faire le parallèle, c'est exactement comme quand tu as lu un roman incontournable pour toi, et un jour, il est porté à l'écran. Ça peut être très bien, mais souvent tu es déçu parce que tu le voyais pas comme ça. C'est très personnel et c'est exactement la même démarche: du coup, faire de l'image alors que tu sais que la musique est porteuse d'évocation... Je pars du principe que le spectacle est une proposition: le travail d'image, c'est un travail de scénographie et d'invitation dans un univers. Cela n'empêche pas de repartir en pensant "j'ai mon propre univers, ma propre représentation"... Non, je n'ai pas forcément envie d'enfermer Dusty Rainbow; bien sûr, on va laisser vivre les images après la tournée, parce que c'est important aussi pour les réalisateurs et leur travail, mais ce sera fait de façon très unitaire, pas liée complètement à ce projet.
Trip-Hop.net : Tu parlais scénographie : toi qui te définis comme un metteur en son, amoureux du cinéma et de réalisateurs comme Kubrick ou Scorcese, tu ne voudrais pas devenir metteur en scène ?
Quand je vois le côté chronophage de la musique, comme je suis exigeant et chiant, j'ai un peu l'impression que les bons réalisateurs sont peut-être des gens qui se sont jetés à l'eau à 20 ans sans se poser de questions, avec beaucoup d'instinct. Et moi, j'ai peut-être passé ce cap-là, du coup, j'intellectualise, je me prends la tête et je n'ai pas l'impression d'avoir les outils pour me lancer dans la réalisation... Dans l'absolu, je pense que j'aimerais bien, peut-être qu'un jour, j'aurai le culot, ce sera raté, je n'en sais rien, peut-être que je ne le ferai jamais aussi... Mais j'aime bien ce rapport de travail avec des réalisateurs, que ce soit pour la musique ou dans la co-réalisation, de voir le process, de comprendre quel est le rôle d'un chef opérateur, ou d'un autre... ça m'intéresse vraiment.
Trip-Hop.net : Donc, tu restes plutôt sur des BO ? Tu as participé à celle de Paris de Klappisch, tu as d'autres propositions ?
Oui, j'ai eu d'autres propositions pour des musiques de film. Le problème, c'est le projet, le timing et la pertinence... Le projet, c'est avoir un scénario qui t'accroche vraiment; le timing, c'est la disponibilité, et quand on est sur les routes ou en studio... et la pertinence, c'est que tu peux avoir un bon projet et te dire que tu n'es pas la bonne personne. Et c'est une chose à laquelle je tiens beaucoup: j'essaie de garder ça à l'esprit, avoir l'instinct encore une fois et se dire que j'ai quelque chose à apporter. J'espère que ça viendra, vraiment...
Trip-Hop.net : * Au niveau de tes influences, notamment cinématographiques, qu'est-ce qui t'as nourri ?
Il y a beaucoup de matière. Dans le rapport au cinéma, il y a plusieurs choses: l'emprunt de dialogues, l'utilisation de samples, beaucoup de cinéma des années 50... Simplement parce qu'il y a une conjonction entre un charme suranné, une patine du son, une qualité de dialogue, qui fait que des Otto Priminger, des Minelli, des Hitchcock ont beaucoup nourri mon travail. De façon plus globale, le cinéma est ce qui me fait voyager après la musique, un certain cinéma d'auteur... Quand il y a un nouveau Ken Loach qui sort, je suis aussi heureux que pour un Tarantino. C'est ce qui fait la force du cinéma aussi, c'est cette palette d'émotions et d'univers brassés... Il y a aussi quelque chose de l'ordre du vocabulaire: les gens résument mon travail au côté "dialogues", mais j'y trouve plus de la scénarisation, le final cut, comment assembler les éléments entre eux.
Trip-Hop.net : * Je suis absolument fan de ton premier album Tales of the forgotten Melodies et du dernier, excessivement différents... C'est peut-être un peu tôt pour te demander, mais le prochain Wax Tailor va ressembler à quoi ?
C'est intéressant, parce que les premier et dernier albums, certes à des époques différentes, me ressemblent beaucoup. Mes deuxième et troisième albums étaient plus d'expérimentation, non pas qu'ils soient compliqués, mais j'avais envie d'essayer la mélodie vocale sur Hope & Sorrow, de travailler les cordes sur In the Mood for Life. Avec Dusty Rainbow, j'avais envie de revenir à ce que je suis, plus intrinsèquement, un album plus personnel... Le prochain album? Peut-être une envie d'essayer, mais c'est difficile à dire, car il y a toujours des écarts entre ce que tu pressens et ce que tu vas faire... Cela va faire un an qu'on est en tournée et ce moment où tu te dis "il faut vraiment que je retourne en studio" commence à revenir...
Trip-Hop.net : * Pourrais-tu envisager des collaborations francophones à l'avenir ?
Ce n'est clairement pas impossible, mais il est vrai que, culturellement, j'ai une sensibilité plus anglo-saxonne, en lien avec les artistes qui m'influencent... Il y a aussi ce rapport à la langue, il y a des choses très bien qui se font en français, que j'apprécie, ce n'est pas un problème, une barrière... Après, dans la langue française, je trouve qu'on sacralise le texte, c'est normal, car on a une culture littéraire forte... C'est le cas aussi en Angleterre ou aux Etats-Unis, mais la langue anglaise permet de mixer la voix, de la faire dialoguer avec les instruments...
Trip-Hop.net : Lors de ta dernière interview à Trip-Hop.net en 2005, on avait déjà évoqué le piratage à l'époque et les plaintes des maisons de disques sur leurs ventes... Huit ans après, quel est ton regard sur le concept name your price et l'exemple de Radiohead avec In Rainbow ?
La question est complexe, en tout cas je n'ai pas changé de position sur le sujet. Je trouve l'exemple de Radiohead extrêmement intéressant et en même temps pas révélateur. Qu'un groupe aussi puissant que Radiohead, sous tous rapport, par leur musique et par ce qu'ils représentent, ait cette démarche, ça envoie un signal énorme et c'est un vrai séisme. Ensuite, à l'analyse du résultat, on a des chiffres comme "le prix médian de l'album tourne autour de 9 $" et, pour moi, ça n'a aucune valeur. Parce que c'est Radiohead et quand tu regardes, l'achat de l'album allait de rien du tout à 500 $... A part Radiohead, qui offre 500 $ ?
Mais cela pose de nouvelles questions : un nouveau rapport à la musique est en train de s'instaurer, on est dans une phase de mutation qui avait déjà commencé en 2005, on en est pas encore au bout, ça va peut-être prendre 10-15 ans... J'ai tendance à penser qu'on va maintenant cautionner un univers d'artistes, le disque n'est plus au centre de tout... Tu auras envie d'avoir un CD, un vinyle, un objet premium, un t-shirt, ça fait partie d'un global qu'il appartient aux artistes de se réapproprier. La grande leçon de l'industrie du disque pendant des années, c'est de considérer qu'il y avait une grande chaîne avec le producteur, le manager, et que l'artiste arrivait en bout de chaîne et récupérait les miettes. Ce schéma n'est simplement plus possible, c'est comme un gâteau qui rétrécit. On ne peut pas dire non plus que les artistes n'ont plus besoin d'environnement professionnel, c'est le discours ambiant aussi et c'est une connerie... On est dans un débat continuellement manichéen avec d'un côté les maisons de disques dans un discours de jérémiades qu'on n'a pas envie de cautionner, de l'autre côté des artistes qui disent "on n'a plus besoin de personne", mais ce n'est pas vrai non plus... Il faut juste remettre l'artiste au centre, créer un environnement autour des artistes avec des solutions qui vont évoluer en fonction de chacun et du moment, tout est à réinventer...
Trip-Hop.net : Cette évolution permet aussi à beaucoup d'artistes de s'exprimer, voire d'émerger... As-tu des coups de coeur sur bandcamp ou des sites du même genre ? Des noms peut-être ?
Cela m'arrive, oui... des coups de coeur ? A brûle pourpoint, c'est toujours compliqué, mais quand son album est sorti, j'ai demandé un remix à Brenk Sinatra que j'avais découvert sur bandcamp... Je suis assez friand d'aller voir ce qui se passe sur des réseaux comme ça...
Comme je disais, il n'y a plus une autoroute, mais des chemins de traverse où tu vas aller te balader ; il y a aussi ce rapport très changeant aux médias qui ne sont peut-être pas des leaders d'opinion, mais auprès desquels on va chercher des informations selon nos centres d'intérêt.
Trip-Hop.net : * Les festivals d'envergure comme le JDM (même s'il y a encore plus grand), c'est un kiff particulier ?
J'aime bien l'exercice. En salle, je suis assez vigilant, je n'aime pas les Zéniths par exemple, faire venir les gens que pour toi, dans un lieu impersonnel et froid, donc je privilégie certaines salles. Le festival, c'est différent, le public vient pour Tricky, pour un autre, pour manger des frites ou parce qu'il va faire beau... Même aujourd'hui où j'ai un peu plus de visibilité, cela reste un combat constant car ma musique reste alternative, on n'a pas les grandes radios en support... cela reste l'occasion sur les grosses machines de festival, qui ne sont pas forcément les plus humaines, d'amener autre chose que ce qui passe sur des radios que je ne citerai pas...
Mais le JDM reste un festival à taille humaine malgré tout par rapport à d'autres, et avec une histoire aussi...
Trip-Hop.net : Tu as tourné dans une cinquantaine de pays, dont l'Inde... Il y a un endroit où tu n'es jamais allé et tu aimerais jouer ?
Je reviens du Brésil, j'aurais bien aimé qu'on fasse l'Argentine dans la foulée, donc je pense que ça viendra... Et il y a encore pas mal de projets, l'année prochaine sûrement.